CHAPITRE XIII
Donal entendit le frottement de la pierre contre la pierre. Quand le bruit et la lumière se furent évanouis, il resta seul dans les ténèbres.
Donal frissonna. Il n'était pas précisément effrayé, mais il ne se sentait pas entièrement à l'aise non plus. Il prit une profonde inspiration.
— Shansu, dit-il, pour vérifier la résonance du mot.
Il y eut un écho, qui se répercuta bizarrement dans le vide de l'oubliette.
Le prince toucha le mur qui formait la porte d'entrée. Il était lisse comme de la soie, sculpté par l'artiste qui avait donné vie aux lirs. Comme les murs, la porte était faite de marbre ivoire veiné d'or. Dans un autre palais, un tel lieu aurait été un musée où chacun serait venu admirer la beauté des sculptures. A Homana-Mujhar, c'était un endroit plein de secrets subtils.
— Ja'hai, dit Donal.
Il s'agenouilla pour signifier son obéissance à la volonté des dieux.
— Tahlmorra lujhala mei wiccan, cheysu.
Silence. Obscurité. Cessation complète des mouvements.
Il s'assit, sentant son cœur battre dans sa poitrine. Il se dégagea des liens charnels et laissa son esprit se libérer, s'envoler...
Sa conscience glissa doucement dans le néant...
... et revint d'un coup.
Une lumière brutale illuminait la crypte. Il regarda, à demi aveuglé, le mur où brillaient les myriades de lirs. Une ombre se projetait sur la surface polie.
Une ombre mince, vêtue d'un manteau à capuchon.
Qui avançait vers lui, levant la torche pour l'en frapper.
Il ne vit que la silhouette de son agresseur, et les deux mains menues tenant la torche.
Il leva le bras gauche pour se protéger le visage. Il sentit la chaleur des flammes brûler sa chair, enveloppant son bras de douleur. Il s'entendit pousser un cri.
La torche revint de nouveau vers son visage. Il l'écarta encore ; sa chair brûlée se fendit et le sang coula.
Déséquilibré, Donal essaya de saisir le bras de l'assassin et toucha la flamme. Il sursauta et trébucha en arrière, dans l'oubliette.
Il tomba dans une obscurité infinie. Son corps se désarticula, toute coordination perdue. Il ouvrit la bouche et cria.
Il écarta les bras, et entendit le son du métal frottant contre la pierre. Ses bracelets-lir.
Par les dieux, je suis un guerrier cheysuli ! Pourquoi tomber quand je peux voler ?
Il se concentra sur sa forme-lir. Rien ne se passa.
La chute est si lente... Peut-être ne toucherai-je jamais le sol...
Baigné de sueur, il appela de nouveau le changement.
Le choc soudain de l'air sur ses ailes grandes ouvertes.
Il inclina une aile pour essayer de remonter. Mais la modification de poids et de taille le désorienta. Sa chute fut ralentie, mais son élan l'envoya cogner contre la paroi de marbre de l'oubliette.
Son aile gauche se cassa avec un craquement sinistre.
La douleur lui vrilla les os et gagna son crâne. Pourtant, il continua à voler. Il atteignit le bord du puits, et en sortit.
II perdit sa forme-lir à ce moment. Redevenu humain, Donal s'écroula sur le sol de pierre.
Il entendit clairement le son qui emplissait la crypte. Des sanglots rauques, ceux d'un homme qui n'a plus assez de souffle pour crier à haute voix.
Il était humide de sueur, ses vêtements empestaient la peur.
Il n'y avait plus de lumière. Peu lui importait. Tout ce qu'il voulait était de sentir qu'il était vivant.
Il savait que son bras gauche était cassé. Les blessures reçues pendant la transformation étaient transférées à la forme humaine. Il ne connaissait pas la gravité de la fracture, mais il craignait le pire. L'os avait peut-être été pulvérisé. II pouvait guérir, si on l'immobilisait. Mais il n'est pas facile de panser une chair brûlée.
— Lirs ! dit-il à haute voix. Par les dieux, je n'ai jamais eu autant besoin de vous !
Dès qu'il le put, il se redressa et s'assit, son bras valide soutenant l'autre.
— Je vous remercie, dit-il. Si c'était le test d'acceptation, je préférerais ne jamais recommencer.
Il ne pouvait plus prendre la forme-lir, il était trop faible. Mais peu importait : la porte secrète refermée, il était prisonnier.
Il ferma les yeux et attendit.
— Donal.
Une douleur sourde lui enserrait le crâne comme une bande d'acier. Sa lèvre saignait là où il l'avait mordue. Une sueur malsaine mouillait son visage.
— Donal, répéta la voix de Karyon. Finn est arrivé.
II ouvrit les yeux malgré la douleur et la fièvre.
— Su'fali, dis-leur non, murmura-t-il d'une voix rauque. Ils veulent me couper le bras.
Karyon regarda Finn, l'air tendu.
— C'est une mauvaise fracture. Et les brûlures risquent de l'empoisonner en quelques jours.
— Tu ne peux pas lui couper le bras, Karyon. Tu le sais parfaitement.
— Je sais quoi ? Ces bêtises au sujet d'un guerrier handicapé qui ne peut pas être un homme utile ? Tu vois mes mains ? Je suis infirme, Finn, mais je gouverne toujours Homana !
— Un guerrier mutilé ne peut pas se battre, ni défendre sa famille. Il ne peut servir son clan, et moins encore la prophétie. Il est inutile.
— Tu menaces la prophétie en le condamnant à mort.
— Je ne le condamne pas. Je vais le guérir. N'est-ce pas pour cela que tu m'as fait appeler ?
— Et si la guérison ne marche pas ? Parfois, elle échoue.
— Quand les dieux le jugent bon, dit Finn sans regarder le seigneur qu'il avait autrefois servi si loyalement. Donal, qu'est-il arrivé ?
— Karyon m'a emmené dans la Matrice de la Terre, répondit Donal, le souffle court. Je... m'en suis remis aux dieux. Mais quelqu'un est venu et m'a attaqué avec la torche. Je suis tombé dans l'oubliette. J'ai pris ma forme-lir, mais je ne pouvais pas voler normalement. J'ai heurté la paroi.
— Cela suffira jusqu'à ce que j'ai terminé, et que ton bras soit de nouveau intact. Shansu, Donal. Je vais t'enlever la douleur.
— Ru'shalla-tu, murmura Donal. Qu'il en soit ainsi.
Il ferma les yeux. Il sentit ses lirs l'encourager, ainsi que Storr. Finn ne bougea pas, ne toucha pas Donal. Bientôt, ses yeux prirent une expression lointaine.
Suis-je mort ? se demanda Donal.
Il flottait. La douleur diminua, disparut...
Bientôt, il fut englouti par la non-douleur.
Donal dormit trois jours. Quand il s'éveilla, le quatrième, il s'habilla et découvrit que son bras était guéri. Il ne restait aucune douleur, aucune raideur. Seulement une peau plus rose à l'endroit de la brûlure.
Veux-tu que nous venions avec toi ? demanda Lorn.
Inutile. Je vais seulement voir Karyon.
Donal le trouva dans son solarium, en compagnie de Finn et d'Alix. Ils étaient assis. Karyon avait les jambes allongées sur un tabouret. Après un regard à son visage, Donal sut que le Mujhar souffrait.
— Devrais-tu être déjà debout ? demanda sa mère. Finn nous a dit que tu allais dormir pendant des jours.
— C'est ce que j'ai fait. Mais je vais bien. Je n'ai pas l'intention de prendre racine dans ce lit !
Karyon s'agita sur sa chaise.
— Nous avons besoin de savoir ce qui est arrivé, dit-il. Quand je pense aux hurlements que Lorn a poussés ! Et Taj ne cessait de voler en cercle dans la salle ! Je t'ai laissé seul dans la Matrice, car c'est ainsi que cela doit être accompli. J'avais donné ordre que personne ne vienne. Comment quelqu'un a-t-il pu être au courant ?
— La Matrice n'est pas entièrement secrète, fit remarquer Finn. Tous les Cheysulis en ont entendu parler par les shar tahls, même s'ils ne connaissent pas son emplacement exact. A part toi, je doute qu'un Homanan la connaisse. Qui d'autre est dans le palais ?
— Finn, tu ne penses pas que quelqu'un de la maison de Karyon soit responsable ? Ces gens lui sont trop fidèles !
— A Karyon et à Homana, oui. Il y a une différence fondamentale entre lui et Donal — autre que leur rang.
— Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un Homanan, dit Karyon.
— Un étranger ? Il n'y a ici que Gryffth, l'Ellasien que Lachlan m'a envoyé il y a quinze ans. Je lui confierais ma vie. Il nous a aidé à délivrer Alix de Tynstar. Ce ne peut pas être lui.
— Non, convint Finn.
Donal s'assit sur le bord d'une table et se servit un verre de vin chaud.
— Je ne vois pas qui peut avoir voulu m'assassiner. ( Il réfléchit un instant. ) Il est vrai que Hondarth m'a accueilli plutôt... froidement.
— Que veux-tu dire par là ? demanda Karyon. Que m'as-tu caché ?
Donal leur raconta brièvement sa confrontation avec les Homanans et mentionna le crottin qu'on lui avait jeté dessus.
— Je ne pensais pas l'affaire assez importante pour que je vous en parle. C'était... déplaisant. Maintenant, je commence à penser que tout Homana n'est pas persuadé qu'il était bien de mettre fin au qu'mahlin.
— Je ne suis pas surpris, dit Finn. Je crois que nombre d'Homanans résisteraient activement à l'idée d'un Mujhar cheysuli.
— Mais iraient-ils jusqu'au meurtre ?
— C'est possible, dit Finn. Quand Karyon et moi sommes revenus de Caledon, la purification était terminée, mais beaucoup d'Homanans m'auraient préféré mort. Nous ne devons pas rejeter la possibilité que le qu’mahlin soit toujours en vigueur pour certains.
— Encore ? Quand les gens vieillissent, ils sont moins enclins à la violence...
— J'ai cinquante ans, dit Finn. Je suis vieux par rapport à toi, harani. Me qualifierais-tu de non-violent ?
— Non, dit Donal.
Finn eut un sourire ironique.
Karyon se massa le front d'un air fatigué.
— Par les dieux... Cela ne finira donc jamais ? Que se passera-t-il quand je serai mort ?
— A ce moment, ce sera le problème de Donal. Il y a autre chose à régler avant.
— Oui. Qui a essayé de tuer mon fils ? dit Alix. Occupons-nous plutôt de ça !
— Je n'ai rien vu de précis, dit Donal. Une ombre. Vêtue d'un manteau à capuchon. Tenant une torche.
— Essaie de te souvenir, l'exhorta Finn. Tu as vu une silhouette. Grande, petite ? Lourde ou menue ? S'il y a un assassin ici, nous devons le trouver !
Donal se concentra.
— C'était quelqu'un de bien plus petit que moi. Mince. Et... je me souviens des mains ! ( Il sursauta. ) Oui ! Les mains qui tenaient la torche ! Elles étaient menues, délicates... Mon seigneur, c'était une femme !
Karyon pâlit affreusement.
— Par les dieux... Dis-moi que ce n'était pas Electra !
Finn secoua la tête.
— Electra n'est pas là, Karyon. Je le saurais. Le piège mental nous a liés à jamais.
Donal regarda fixement Karyon.
— Et... si c'était Aislinn ?
— Donal, non ! cria Alix.
— Es-tu devenu fou ? demanda le Mujhar. Crois-tu qu'Aislinn essaierait de te pousser dans la Matrice de la Terre ?
— Pas plus que Bronwyn..., ajouta Alix.
Donal essaya de prendre son gobelet, mais il le renversa.
— Comment pouvons-nous être sûrs de cela ? demanda-t-il doucement.
— Donal ! C'est ta sœur !
— Elle est aussi la fille de Tynstar, ne l'oublie pas, dit Finn. Elle est ihlinie autant que cheysulie, malgré les efforts que tu as faits pour le cacher à tout le monde, elle y compris. Qui peut dire de quoi Bronwyn est capable si l'Ihlinie prend le dessus ?
— Non, dit Alix. Ce n'est pas Bronwyn. Elle est à la Citadelle.
— Ni Aislinn, ajouta Karyon. Cherche un autre coupable.
— Aislinn a essayé de me tuer à Hondarth. ( Donal vit sa mère sursauter. ) Oui, je ne te l'avais pas dit. Elle avait été ensorcelée par Electra. Mais qui peut dire qu'elle n'a pas essayé de nouveau ?
— Finn l’a testée, m'as-tu dit !
— Oui, dit Finn. J'ai trouvé un écho, une résonance. Je pensais l’en avoir débarrassée.
— Et si ce n'est pas le cas ?
— Si elle est vraiment l'arme de Tynstar, il y a un autre test possible : attendre qu'elle recommence.
Donal ouvrait la bouche pour protester quand une voix l'interrompit, de l'autre côté de la porte.
— Mon seigneur ! Mon seigneur ! Un message pour vous, de la Citadelle !
Donal alla ouvrir la porte. C'était Sef, les cheveux en bataille comme s'il avait couru en grimpant l'escalier.
— Mon seigneur, votre meijha vous fait dire que votre sœur a disparu de la Citadelle. Elle est partie depuis hier. Elle vous demande de venir pour chercher Bronwyn.
Oh, dieux ! pensa Donal, voyant luire la peur dans les yeux d'Alix.
— Sous ta forme-lir, dit Finn. Ce sera plus rapide que d'y aller à cheval.
Lirs, appela Donal.
Cinq loups couraient côte à côte : Storr à la fourrure argentée, Finn le roux, Lorn à la fourrure rousse, Donal le gris, et Alix, la louve argent à la queue noire. Au-dessus d'eux volait un épervier doré.
Sous sa forme-lir, Donal avait conscience d'émotions variées. L'une était l'angoisse de ce qu'ils découvriraient quand ils retrouveraient Bronwyn. Ou, s'ils ne la trouvaient pas, et qu'elle avait développé une partie des pouvoirs de son père, l'inquiétude de ce qu'elle pourrait leur faire à tous.
Que se passerait-il si je restais sous mon apparence de loup ? se demanda-t-il. Qu'arriverait-il si un guerrier décidait d'abandonner sa forme humaine ?
Dans les enseignements cheysulis, on apprenait aux enfants que la forme-lir, étant empruntée à la terre, ne pouvait être que transitoire. Ne pas la rendre aurait été du vol. Même très jeune, il avait bien compris ce concept.
Perdu dans sa forme-loup, il se demanda comment on pouvait qualifier de vol le fait de garder un corps qui faisait tellement partie de soi-même.
Un Cheysuli sans lir n’est plus un homme, mais une ombre. La perte de son lir le rend fou, et il s'abandonne à la mort.
Il y avait, bien entendu, un rituel. Autrement, restituer sa vie aux dieux eût été considéré comme un suicide, un acte absolument tabou.
Donal s'entendit haleter. Comment pouvait-il être fatigué ? Sous cette forme, il avait une endurance presque illimitée.
Un guerrier peut-il maintenir indéfiniment sa forme-lir ?
Enfant, il avait posé la question à son père. Duncan avait répondu que c'était possible, mais qu'il risquait de la garder plus longtemps qu'il l'aurait souhaité.
La réponse l'avait effrayé. Si un homme conservait sa forme-lir plus que de raison, il pouvait rester bloqué à jamais dans le corps d'un loup ou d'un épervier.
Non, se dit-il. Ce ne serait pas une bonne chose.
Sa patte avant gauche lui faisait mal. II était si fatigué... Puis il se souvint qu'il avait eu des os brisés et la chair brûlée. Il n'avait pas accordé assez de temps au membre blessé pour qu'il guérisse.
Il passa le message à Lorn par le lien-lir : il lui fallait s'arrêter. La nuit venait de tomber, et ils étaient presque arrivés. Ils marcheraient le reste du chemin.
Donal cessa de courir. Lentement, la transformation affecta son corps. Il reprit sa forme humaine et s'appuya contre l'arbre le plus proche.
— Désolé... je suis trop fatigué. Pouvons-nous nous reposer ?
Alix lui posa une main sur le bras.
— Nous aurions dû faire à cheval une partie du chemin...
Donal secoua la tête.
— Non. Il nous fallait rentrer à la maison aussi vite que possible.
— Nous sommes presque arrivés, reprit Alix. Oh dieux, faites qu'elle se soit seulement perdue...
— C'est peu probable, dit doucement Finn. Peut-être...
— Peut-être quoi, Finn ? Elle n'aurait pas quitté la Citadelle, elle aidait Sorcha à s'occuper du bébé...
— Ne t'inquiète pas autant, meijha, dit Finn, lui effleurant l'épaule.
Donal sourit en entendant Finn utiliser ce terme impropre. Alix n'avait jamais été sa meijha, mais cela n'empêchait pas son oncle d'espérer qu'elle changerait d'idée un jour.
— Tu es un jehan, comme je suis une jehana, Finn, dit-elle, exaspérée. Ne me dis pas que tu ne te fais jamais de souci pour Meghan !
Donal les regarda et vit deux êtres plus inquiets qu'ils ne voulaient le laisser paraître.
Soudain, Finn leur fit signe de se taire.
Ils attendirent. Dans la forêt, la nuit, un silence absolu signifiait que quelqu'un ou quelque chose approchait.
Bronwyn ? se demanda Donal.
Mais ce n'était pas elle. C'était un homme. Un homme qui avait jadis été un Cheysuli.
C'était une ombre parmi les ombres, un fantôme, mais encore doté de chair. Un homme qui avait été un guerrier.
Un Cheysuli sans lir.
L'homme sortit des ombres. Tous virent son visage. C'était celui de Donal, mais plus vieux, plus amer. A la fois humain et inhumain.
— Pardonnez-moi, dit-il d'une voix emplie de douleur.
Donal sentit ses sens vaciller. Il s'appuya d'une main contre l'arbre le plus proche et ne bougea plus.
Paralysé, il resta dans cette position, comme s'il n'avait plus de voix, plus de langue.
Jehan ? Jehan ?
Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, l'impossible était toujours là.
Alix fut la première à bouger. Donal attendait qu'elle coure vers Duncan, l'embrasse, lui dise son amour.
Elle tourna le dos, le visage ravagé.
— Quand je me retournerai, il sera parti... parti... de nouveau...
Parti... Mais comment peut-il être là ? cria mentalement Donal.
Finn referma une main autour du poignet d'Alix.
— Non, gémit Duncan. Oh, non !
— Toi, dit Finn d'une voix brisée, tu t'abaisses à cette apostasie...
Alix s'arracha à l'étreinte de Finn.
— Comment peux-tu qualifier un miracle d'apostasie ?
— Il le peut, dit Duncan, car c'est la vérité.
— Parce que tu es vivant ? Je t'avais supplié de ne pas partir. Tu as refusé, prétendant que tu devais le faire parce que ton lir était mort. Pourquoi ? Pourquoi n'es-tu pas revenu plus tôt, si le rituel de mort pouvait être évité ?
Finn l'arrêta.
— Attends.
— Attendre ? Pourquoi ? C'est Duncan !
— Est-ce vraiment lui ?
Duncan avança d'un pas. Dans ses yeux, ils virent une douleur telle qu'un homme ne pouvait pas la connaître et rester sain d'esprit.
Il n'y avait plus que de la folie dans le regard du guerrier.
Il s'arrêta et fit un bizarre mouvement de la tête, la tournant spasmodiquement vers son épaule. Un tic nerveux, pensa Donal. Mais ça avait pourtant l'air d'être... autre chose.
— J'ai besoin de vous, dit Duncan. J'ai besoin de vous tous...
— Pourquoi ? demanda Finn. Pourquoi un guerrier mort peut-il avoir besoin d'aide ?
— Finn ! cria Alix, horrifiée.
— Un homme privé de lir est un homme mort, il n'a plus de valeur pour son clan. Il n'est plus qu'une coquille sans âme. N'est-ce pas ce que nous croyons ?
— J'ai besoin de votre aide, dit Duncan. Je dois trouver la magie qui fera de moi un homme intact.
— Intact ? Tu es sans lir, comment peux-tu être intact ?
Duncan s'approcha encore et tomba à genoux.
— Ne voyez-vous pas pourquoi je suis ici ?
Maintenant, les modifications étaient flagrantes : les yeux à la forme différente, les épaules voûtées, comme repliées sur elles-mêmes. Les mains dont les os se tordaient pour transformer les doigts en serres.
Pas un homme. Pas un faucon non plus. Quelque chose entre les deux.
— Cai est mort ! cria Finn. Comment cela est-il possible ?
— Je suis une abomination, dit Duncan. Je vous en prie, faites de moi un homme intact !
— Rujho, tu es sans lir ! cria Finn.
— Vous pouvez refaire de moi un homme intact.
Alix, tremblante, s'agenouilla devant le malheureux et attira son visage contre sa poitrine.
— Shansu, dit-elle. Paix. Oui, nous pouvons refaire de toi un homme intact. Je te le promets...
— Tynstar a pris le corps de Cai, dit Duncan. Je n'ai pas pu aider mon lir à trouver le passage vers les dieux. Je n'ai pas pu mourir. Tynstar avait le corps et il n'y a pas eu de rituel.
— C'était impossible sans le corps de Cai, dit Finn. Oh, rujho, tu dois le savoir !
— La magie de la terre ! cria Donal. Nous sommes trois, et nous avons les lirs. Nous pouvons appeler les forces de guérison et lui rendre sa forme normale !
Lir. ( Lorn parlait pour la première fois. ) Ce qu'il demande est dangereux.
Mais est-ce faisable ?
Il y a beaucoup de pouvoir dans la terre, dit Taj de l'arbre où il était perché. Avec vous trois pour l'appeler, plus trois lirs, vous pouvez trouver des sources puissantes. Mais il y a un grand danger.
Cela en vaut la peine, affirma Donal. Cet homme est mon jehan !
Finn tomba à genoux et inclina la tête pour indiquer qu'il était d'accord.
Donal s'agenouilla entre son père et son oncle.
— Il faut joindre nos mains, dit Finn. Le lien doit être physique autant que mental. Ce que nous allons faire repoussera les frontières de la puissance. Si elles se brisent, la magie deviendra incontrôlable.
— Incontrôlable ?
— Avant qu'il y ait des hommes et des femmes sur terre, la magie était sauvage. Elle a fait du monde ce qu'il est. Mais pour que nous puissions y vivre, elle doit être contrôlée.
— Alors... Cela pourrait détruire le monde...
— Duncan ne risquerait jamais une telle chose, dit soudain Alix. Le ferais-tu ? Prendrais-tu un tel risque ?
Ses mains déformées tremblèrent dans celles de son épouse.
— Je suis une abomination. Faites de moi un homme intact.
— Duncan ne prendrait pas ce risque, dit Finn. Mais cet homme n'est pas Duncan.
Alix le regarda, pâle comme un linge.
— Alors... Ce que nous faisons est mal...
— Est-ce mal ? ( Finn regarda Donal. ) Est-ce mal de tenter cela, harani ?
Donal regarda dans les yeux la créature qui avait autrefois été son père.
— Ce n'est pas mal si nous pouvons contrôler la magie. Refuser un risque signifie que nous n'apprenons rien de nouveau. Je dis que nous devons essayer.
— Nous descendons, murmura Finn. Plus bas... plus bas...
Il dérivait.
De plus en plus bas.
A travers des couches de terre et de roches, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une étincelle dans l'infinité des choses.
Seul ?
Non. D'autres étincelles pensantes l'accompagnaient.
Jehan, demanda-t-il, es-tu là ?
Il sentit le vide se tendre vers lui, l'attraper, l'attirer comme un poisson au bout d'une ligne, ou un chat sauvage dans un piège. Ou encore un homme placé du mauvais côté d'une épée — pour lui.
Soudain, l'épée transperça sa chair, puis ses muscles.
Il cria. La minuscule étincelle qui était lui prévint les autres étincelles qu'il souffrait. Et que ce n'aurait pas dû être le cas.
La ligne se brisa, l'épée se désintégra. Donal, éjecté de l'infini où il s'était fondu, entendit les mots sortir de la bouche de sa mère.
— Un piège mental ihlini !
Alors il sut la vérité.
Ce n’est pas mon jehan /
— Donal ! Donal !
C'était la voix de Finn, rauque et cassée. Donal se laissa relever par la main qui s'était posée sur son bras. Il avait l'impression d'avoir été jeté sur le sol.
Il s'assit. Puis il vit sa mère.
— Jehana ?
Il rampa maladroitement dans la clairière.
Finn tomba sur les genoux, comme si ses jambes refusaient de le porter. Il se passa une main dans les cheveux, montrant son visage raviné par le chagrin à son neveu, qui ne voulait pas croire ce que ses yeux lui disaient.
— Il a été envoyé, dit Finn. Ce n'était pas mon rujho, mais une vengeance ihlinie. Ils l'ont gardé, et utilisé contre nous. Nous sommes en vie grâce à Alix.
« Nous sommes vivants parce qu'elle a compris que le piège mental allait nous engloutir tous. Il était assez puissant pour tuer quatre cents d'entre nous... Mais... elle nous a jetés hors du piège, et elle s'est laissé avaler...
Alix était morte, cela ne faisait aucun doute. Elle était étendue sur le dos. Du sang coulait encore de son nez, de sa bouche et de ses oreilles. Ses yeux ambre étaient fermés.
Donal laissa son regard dériver lentement de sa mère à son père. Comme Alix, Duncan était étendu dans la poussière. Les ombres cachaient en partie ses mains déformées, ses yeux d'oiseau de proie.
Donal rampa vers son géniteur, qui n'était pas tout à fait mort.
— Jehan ? Avons-nous réussi à te rendre ton intégrité ?
— J'ai été... un jouet, dit Duncan d'une voix chevrotante.
Un éclair de compréhension, d'humanité retrouvée, passa dans ses yeux — ses yeux normaux de Cheysuli.
— Pendant quinze ans... Tynstar a fait de moi... sa chose...
Donal attira la tête de son père sur ses genoux. Il caressa avec hésitation les cheveux grisonnants.
— Jehan, supplia-t-il, ne meurs pas. Je viens juste de te retrouver.
A cet instant, Duncan poussa son dernier soupir.